Une façade propre et respectable. Les Néerlandais face à leur passé colonial
Le 17 août 1945, l’Indonésie a proclamé son indépendance. Comment les Néerlandais voient-ils leur passé colonial? Aux Pays-Bas, la guerre n’a pas pris fin en 1945. Cette année-là, le pays s’est engagé dans une guerre féroce contre la libération de l’Indonésie. Le colonialisme néerlandais a arboré une façade propre et respectable, une façade qui n’a pas volé en éclats après ce qu’on a appelé les « opérations de police ». Aujourd’hui encore, la tolérance néerlandaise s’arrête dès que les questions concernent la respectabilité de l’ordre établi. En 2020, soixante-quinze ans après la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie, il est grand temps de passer à des excuses gouvernementales et au pluralisme dans l’historiographie et la mémoire nationale.
La Haye, 14 septembre 2011. Dans une salle d’audience, Jeffry Pondaag (58 ans), activiste et ancien ouvrier cimentier, attendait avec impatience aux côtés de son avocate, Liesbeth Zegveld, la décision du tribunal. Trois ans plus tôt, Pondaag et sa fondation Komite Utang Kehormatan Belanda (KUKB – Comité pour les dettes d’honneur néerlandaises) avaient assigné en justice l’État néerlandais au nom de huit veuves indonésiennes et d’un survivant pour l’exécution de leurs époux dans le village javanais de Rawagede. Le 9 decembre 1947, des soldats néerlandais y avaient abattu 431 hommes selon les chiffres indonésiens.
Cette action fait partie d’une guerre qui a duré près de cinq ans et que les Pays-Bas ont engagée contre leur ancienne colonie après la proclamation d’indépendance de l’Indonésie (17 août 1945). Les Néerlandais ont donné à ce conflit le nom pudique d’«opérations de police».
Pondaag, fils d’une mère indo-néerlandaise et d’un père indonésien, est apparu dans les années qui ont précédé le procès comme l’homme sans concession, poil à gratter du système en place, l’homme qui pouvait susciter enfin le débat sur l’affaire de Rawagede et, au-delà, sur la question de la dette néerlandaise à l’égard de l’Indonésie.
Dans une salle peu remplie, le juge du tribunal de La Haye a prononcé cet après-midi-là, 64 ans après les faits, un jugement sans précédent: les veuves de Rawagede obtenaient gain de cause. Elles avaient droit à des excuses de l’État néerlandais et d’une indemnisation pour les souffrances endurées. Le prononcé du jugement n’a pas marqué Poondag sur le coup, seulement à la sortie de la salle d’audience, lorsque les journalistes sont venus vers lui. «Les victimes sont enfin reconnues», a-t-il déclaré à une émission d’actualité de NOS Nieuws, le service public néerlandais, «Leur honneur leur est rendu». Après avoir frappé en vain, des années durant, à la porte du gouvernement néerlandais et à celle des historiens établis, il voyait un juge ouvrir définitivement le débat sur ces évènements.
De «bons colonisateurs»
Vergangenheitsbewältigung.C’est ainsi que les Allemands nomment le travail de mémoire qu’ils mènent à l’échelle nationale pour surmonter au niveau national leur lourd passé: en se livrant à une vaste introspection historique. Un tel travail n’a pas encore eu lieu aux Pays-Bas pour le passé colonial de l’Indonésie, mais aussi du Suriname et des anciennes Antilles néerlandaises, de sorte que l’image de l’identité néerlandaise demeure incomplète. La décision judiciaire dans l’affaire Rawagede est allée à l’encontre de l’image d’une nation tolérante que les Néerlandais ont toujours voulu donner. En prenant conscience tardivement des violences de leur histoire coloniale, les Pays-Bas commencent tout juste à intégrer leur passé, mais les débats publics et les travaux d’historiens, aujourd’hui encore, ne prennent guère en compte le vécu de la longue lutte menée pour l’indépendance outre-mer. Les opinions postcoloniales et indonésiennes sont toujours écartées et les questions critiques souvent niées. Parfait exemple de la tolérance néerlandaise: elle s’arrête dès que les questions concernent la respectabilité de l’ordre établi. C’est le cœur de la relation difficile au passé colonial, le point sur lequel Pondaag bute aussi dans son combat pour la reconnaissance des victimes indonésiennes.
Pondaag avoue qu’il était «tombé au bon moment» en 1969, lorsque, âgé de 16 ans, il est venu de Jakarta aux Pays-Bas. Rompant vingt ans de silence, le vétéran néerlandais Joop Hueting avait en effet raconté à la télévision nationale avoir été témoin et s’être rendu coupable de crimes de guerre en Indonésie. Ses déclarations ont eu l’effet d’une bombe. Hueting et sa famille ont dû se cacher après de nombreuses menaces proférées par les vétérans des Indes. Les Pays-Bas n’avaient encore jamais été aussi fortement confrontés au revers de la médaille de 1945: ils considéraient avoir subi des violences de guerre de la part de l’occupant allemand mais non en avoir commis eux-mêmes en Indonésie.
Le souvenir de 1945 restait lié au «plus jamais ça», à la paix, au charbon et à l’acier, à l’idée d’une victoire définitive de la démocratie libérale au sein d’une union économique européenne, mais non à une remise en cause fondamentale de ce qu’ils étaient. Or le sens historique de ce «plus jamais ça» est indissociablement lié au rôle des Européens dans leurs colonies. Le récit de Hueting a eu d’autant plus d’impact que les Néerlandais se considéraient comme de «bons colonisateurs» aux Indes. Peu savent qu’en 1933, au moment où Hitler accédait au pouvoir en Allemagne et, à la consternation générale, faisait incarcérer ses opposants politiques, le nationaliste surinamien Anton de Kom et le nationaliste indonésien Sukarno (ou Soekarno selon l’orthographe d’avant 1947) aux Indes orientales, ont dû prendre le chemin de l’exil pour leurs opinions politiques. Des centaines d’indépendantistes indonésiens ont été réduits au silence dans des camps aux conditions de vie effrayantes, comme Boven-Digoel, en Nouvelle-Guinée.
L’émission dans laquelle J. E. Hueting est intervenu en 1969 a suscité également un tollé dans les milieux postcoloniaux. Des oncles «indos» de Pondaag qui avaient servi dans la Koninklijk Nederlands Indisch Leger
(KNIL – l’armée royale des Indes néerlandaises) étaient furieux. Les membres de la communauté indo-néerlandaise étaient rentrés traumatisés aux Pays-Bas, marqués par l’occupation japonaise et la période Bersiap (du nom du slogan des indépendantistes: Tenez-vous prêts!), au cours de laquelle de jeunes Indonésiens avaient tué des milliers de Néerlandais (métissés) et de pro-Néerlandais. Pour eux, il ne faisait aucun doute que les Indonésiens avaient été les terroristes. «En tant qu’Indonésien, j’ai passé ici pour un criminel», rappelle Pondaag. «N’étions-nous pas indépendants depuis le 17 août 1945?», a-t-il demandé, pour mieux comprendre, à sa famille néerlandaise, qui ne comprenait toujours pas. La version néerlandaise officielle est que l’Indonésie n’est devenue indépendante qu’à partir du transfert formel de souveraineté des Pays-Bas au nouveau pays, le 27 décembre 1949, une date qui ne signifie presque rien en Indonésie. La question de savoir quel était le statut des habitants de l’Insulinde, selon la version néerlandaise, entre 1945 et 1949, et quelles en sont les conséquences, une question que Pondaag pose régulièrement dans les débats publics, reste source de confusion aux Pays-Bas.
Les révélations de Hueting ont été suivies du fameux «Rapport sur les excès», un inventaire rapide auquel ont procédé les pouvoirs publics des violences commises par les militaires néerlandais, et sur la base duquel le gouvernement a conclu qu’elles avaient été seulement occasionnelles puis a laissé l’affaire tomber dans l’oubli. En 1971, une loi de prescription a vu le jour, une loi pénale disposant que les crimes de guerre ne pouvaient plus être prescrits, à l’exception de ceux commis par des militaires néerlandais durant la période 1945-1950 en Indonésie. Le droit a servi la politique afin que des Néerlandais ne soient jamais condamnés pour crimes de guerre en Indonésie.
Tout le monde savait, mais personne ne pouvait en parler
L’autre face de la Libération en 1945, la guerre féroce engagée par les Pays-Bas contre la libération de l’Indonésie ainsi que les séquelles de cette guerre, n’ont pas été suffisamment mises en lumière dans les travaux scientifiques. Sans ouvrir véritablement de nouvelles voies, les historiens ont abondé dans le sens des dénégations politiques. L’écrivain Rudy Kousbroek, qui avait lui-même été interné enfant dans un camp aux Indes orientales, détestait les historiens néerlandais qui, à son avis, ne relevaient que les bons côtés de l’histoire et en évitaient soigneusement les pages sombres. La polémique mémorable entre Kousbroek et l’historien de Leyde Cees Fasseur qui, en qualité de fonctionnaire, avait établi en 1969 le Rapport sur les excès, a montré comment les milieux académiques tournaient autour du pot. Cette polémique portait sur le rapport Rhemrev de 1904, rédigé à la demande du gouvernement puis étouffé, sur les atrocités commises envers la main d’œuvre sous-payée des plantations de Sumatra, que le sociologue Jan Breman n’a exhumé qu’en 1987.
Photo Kousbroek © Wim Ruigrok.
Concernant ce rapport, Kousbroek a surtout été choqué par l’attitude du ministre qui s’était moqué à l’époque, au parlement néerlandais, des intervenants qui y étaient cités, sachant que la situation avait été encore plus intolérable. «C’est cette mentalité qui consiste à faire l’innocent, cette façade propre et respectable, que je suis venu à considérer comme l’aspect le plus abject du colonialisme», écrit l’auteur dans Het Oostindisch Kampsyndroom (Le Syndrome des camps aux Indes orientales, 1992). Kousbroek en voulait à Fasseur d’avoir eu connaissance du rapport, mais de ne pas l’avoir utilisé. Fasseur a répliqué que toute personne intéressée pouvait en avoir communication aux archives. C’était là un moyen de défense courant des historiens établis quand il s’agissait des violences du passé colonial. Ce sont surtout la presse et la littérature, dans des livres comme De tolk van Java (L’Interprète de Java) de l’écrivain néerlandais Alfred Birney (2016), qui ont fait découvrir une autre réalité, comme l’ont fait de leur côté des chercheurs indépendants, souvent taxés d’amateurisme ou d’activisme.
Il est apparu ultérieurement, soit dit en passant, que Fasseur avait conservé pendant longtemps dans son grenier un rapport important concernant les crimes de guerre néerlandais. Le chercheur néerlando-suisse Rémy Limpach, collaborateur scientifique depuis 2020 au Nederlands Instituut voor Militaire Historie (NIMH – Institut néerlandais d’histoire militaire) et auparavant historien indépendant, a été le premier, dans la thèse qu’il a soutenue à l’Université de Berne en 2015, à formuler que les violences excessives des Néerlandais en Indonésie n’avaient pas été occasionnelles, comme indiqué dans la Rapport sur les excès, mais structurelles. Une conclusion que les historiens établis n’avaient pas osé tirer, mais que Cees Fasseur – qui a pourtant ignoré le sujet ensuite comme professeur à l’Université de Leyde – a daigné qualifier de «porte ouverte» dans ses mémoires Dubbelspoor (Double voie, 2016). Tout le monde savait, mais personne ne pouvait en parler, reconnaît le professeur. L’historien témoignait précisément de cette mentalité, de cette façade propre et respectable que Kousbroek avait attribuée au système colonial.
Ce n’est donc pas un hasard si Fasseur, en 1995, a accompagné Beatrix, l’ancienne reine des Pays-Bas, en qualité de conseiller, lors de sa visite d’État en Indonésie. Ce déplacement aurait pu être l’occasion de reconnaître à la fois un problème moral et l’indépendance indonésienne, mais finalement ni l’un ni l’autre n’a fait d’objet d’une reconnaissance quelconque. Bien qu’invitée par les autorités indonésiennes à participer aux célébrations du cinquantenaire de la République d’Indonésie, la reine a laissé passer la date du 17 août et est arrivée quelques jours plus tard. Son absence a été d’autant plus insupporable que la chaîne RTL avait diffusé quelques jours avant cette visite d’État un documentaire sur le massacre de Rawagede. Durant sa visite, la souveraine n’a pas évoqué le problème moral posé par son propre pays, mais ne s’est pas privée de faire la leçon aux Indonésiens sur les droits de l’homme. Pondaag était à Jakarta avec toute sa famille ce fameux jour de 1995. «Je voulais que mes enfants comprennent ce que le 17 août signifiait pour l’Indonésie. Les enseignants ne leur en ont guère parlé», explique Pondaag. C’est même, d’après lui, ce manque d’explications dans les cours d’histoire qui l’ont amené à s’exprimer sur ce passé. La diffusion du documentaire sur Rawagede l’a décidé à aller sur place et à plaider pour la reconnaissance des victimes indonésiennes. Il n’a pas obtenu des instances officielles aux Pays-Bas que le sujet soit mis à l’agenda social.
La lutte menée par Sukarno demeure incomprise
Le 5 mai 2005, soixante ans après l’indépendance de l’Indonésie, Pondaag a fondé le Comité Nederlandse Ereschulden (Comité des dettes d’honneur néerlandaises), en référence aux dettes d’honneur japonaises et au Jour de la Libération, «pour bien rappeler qu’aux Pays-Bas la guerre n’avait pas pris fin en 1945.»
En août 2005, à l’occasion de la commémoration de la capitulation japonaise célébrée à La Haye puis à Jakarta, Ben Bot, le ministre des Affaires étrangères (chrétien-démocrate) d’alors, a déclaré dans son allocution que les Pays-Bas s’étaient retrouvés «du mauvais côté de l’histoire» et que la date de l’indépendance de l’Indonésie était acceptée «politiquement et moralement». Pour la première fois, le gouvernement néerlandais faisait une déclaration morale sur le passé en Indonésie. Mais que signifiaient exactement les paroles de Bot, et pour qui? En mars 2020, un grand geste est venu, enfin, de la part du chef de l’État: des excuses pour les excès de violence présentées par le roi Willem-Alexander à Jakarta. Il s’agit là d’un pas important, mais bien des questions restent en suspens. Les débats de société concernant le passé colonial ne sont donc pas clos pour autant.
Les difficultés de la relation au passé colonial ressortent également de la mise en lumière de l’histoire nationale. Cet éclairage partial ne permet pas de voir le ressenti indonésien, les idées qui ont cours en Indonésie sur la liberté, le changement et la résistance. Il y a quelques années, Pondaag a commencé à mettre un costume blanc comme celui de Sukarno et arborer un peci noir, cette toque qui rappelle le fez.
Depuis, il apparaît toujours dans cette tenue lors de réunions publiques. C’est une affirmation politique. «Sukarno n’a jamais été accepté ici aux Pays-Bas». L’effacement total de Sukarno, le père de la nation indonésienne, dans l’espace public et dans les débats aux Pays-Bas est frappant, et traduit une incompréhension de cette longue lutte pour l’indépendance. Le 17 août 1933, douze ans avant la proclamation de l’indépendance, Sukarno a comparu devant le landraad (tribunal indigène de première instance) de Bandung, aux Indes néerlandaises, pour avoir écrit un petit ouvrage intitulé Mentjapai Indonesia Merdeka (Obtenir l’indépendance de l’Indonésie). Le procès-verbal établi lors de de son arrestation indique l’objectif de Sukarno: une Indonésie libre, une lutte légitime «semblable à la lutte des ouvriers en Europe.» Le landraad
a comparé la lutte pour la liberté aux velléités d’un enfant voulant échapper à «l’autorité parentale», à une expression de «haine contre les parents concernés». Sukarno a fait observer que, contrairement aux enfants, les Indonésiens n’avaient pas pour géniteur le gouvernement, mettant ainsi le doigt sur l’essence même de la tutelle néerlandaise. Il a alors été banni.
L’ignorance des Néerlandais à l’égard des nationalistes indonésiens et de leurs idées de liberté a entretenu une incompréhension permanente. Pendant la guerre d’indépendance déjà, un médecin militaire, dans une lettre adressée de la ligne de démarcation au consulat des missions à Jakarta, mettait en garde contre les atrocités des militaires néerlandais à l’égard des Indonésiens par inconscience politique. Les militaires s’exclamaient: «Sukarno est du même acabit que Mussert, un collaborateur, il faut s’en débarrasser!» Les militaires ne croyaient pas le médecin quand il leur expliquait que Sukarno, Sutan Sjahrir et bien d’autres indépendantistes étaient restés en captivité pendant des années. Le médecin a tenté d’expliquer l’entêtement des Indonésiens à rejeter l’autorité néerlandaise, un message qui n’est jamais passé aux Pays-Bas. Aujourd’hui, soixante-dix ans plus tard, les vétérans des Indes s’indignent encore au seul nom de Sukarno. Premier journaliste néerlandais à interviewer ce dernier, en 1956, Willem Oltmans a tissé des liens d’amitié avec lui, ce qui lui a valu pendant des années l’hostilité des autorités néerlandaises. Pondaag, avec son costume Sukarno, fait contrepoids au discours qui prévaut aux Pays-Bas et dans lequel la lutte de Sukarno et de nombreux Indonésiens, qui avait commencé bien avant 1945, continue d’être passée sous silence.
Un colonialisme en crise
L’action de Pondaag consistant, par sa tenue vestimentaire, à attirer l’attention dans le débat néerlandais sur un problème colonial n’est pas isolée. En 2011, l’année du jugement sur Rawagede, Quinsy Gario, un artiste et activiste d’origine curacienne, a porté un T-shirt sur lequel on pouvait lire Zwarte Piet is racisme (Pierre le Noir c’est du racisme). Il l’a mis lors de l’arrivée de saint Nicolas à Arnhem, pour la fête annuelle des enfants. Aux Pays-Bas, le serviteur noir (l’équivalent de notre Père Fouettard) du bon saint blanc a toujours été présenté comme un ramoneur couvert de suie, mais Gario a affirmé qu’il s’agissait d’un esclave et que nous ne devons plus désormais le représenter comme tel. D’un coup, racisme et passé esclavagiste se sont retrouvés sous les feux des projecteurs, suscitant un vif débat de société. Une fois de plus, l’intervention n’avait pas été initiée par des historiens établis, mais par des activistes de la communauté postcoloniale désireux de se faire entendre.
Le 17 août 2020, soixante-dix ans après la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie par Sukarno et Mohammed Hatta, il est temps pour les Pays-Bas de reconnaître enfin avec bienveillance cette date et cette histoire si importantes pour l’Indonésie.
Mais déjà d’autres voix s’élèvent, avec la nostagie du tempo doeloe, ce bon vieux temps des colonies. C’est ainsi, par exemple, que Thierry Baudet, président du parti d’extrême droite Forum voor Democratie
(FvD), aime évoquer un passé colonial positif, avec des vaisseaux amiraux du XVIIe siècle bravant la tempête. L’apologie, partiale, d’un passé glorieux reflète la montée de l’autoritarisme politique dans le monde: Trump rend «sa grandeur à l’Amérique» tandis que Poutine prône un retour aux «valeurs traditionnelles de la Russie». En faisant une distinction entre les différentes populations, Baudet approuve par là même le cœur du système colonial. Les inquiétudes de Baudet au sujet du «déracinement» politique, qu’il oppose aux nouveaux venus, viennent selon lui de son arrière-plan indo-néerlandais, dans lequel le déracinement et la nostalgie jouaient un grand rôle. Il a ainsi déclaré en 2018 dans le mensuel Moesson que les Pays-Bas n’auraient jamais dû abandonner l’Indonésie et qu’ils ne devaient fournir des excuses à leur ancienne colonie que pour «avoir donné un blanc-seing au régime criminel de Sukarno». Sukarno reste à ses yeux le malfaiteur qui a volé à sa famille le beau tempo doeloe, le bon vieux temps des Indes néerlandaises, Sukarno qui est à l’origine du déracinement, à l’instar de la menace des étrangers aujourd’hui aux portes de l’Europe.
Dans le quotidien néerlandais NRC Handelsblad, Ariel Heryanto, professeur d’études indonésiennes à la Monash University de Melbourne (Australie), a récemment qualifié le débat autour des anciennes colonies néerlandaises, très polarisé, de «colonialisme en crise».
En 2016, l’État néerlandais, sous la pression sociale, a dégagé des fonds pour financerr sur quatre ans une étude historique relative à l’intervention néerlandaise en Indonésie durant la période 1945-1950, ce qui constituait une étape importante après tout ce temps. Le débat social s’est déplacé, depuis, passant d’un travail de mémoire national à une décolonisation de l’historiographie, de l’espace public, des musées, de l’enseignement et des commémorations. La chercheuse britannique Priyamvada Gopal explique que la décolonisation est un processus visant surtout à la compréhension d’autres réalités humaines et culturelles. Le silence sur les violences était indéniable, mais un autre silence entourait les points de vue indonésiens, qui explique aujourd’hui encore l’attitude colonialiste. C’est ce manque de «multiperspectivité», c’est-à-dire d’une approche aux points de vue multiples, dans le rapport au passé colonial auquel sont confrontés les Pays-Bas. Le Comité national pour le 4 et 5 mai, qui organise chaque année la commémoration des morts, ne sait comment réconcilier le «plus jamais ça» avec l’Indonésie, l’autre face de 1945, et l’historiographie nationale continue d’adopter le point de vue néerlandais.
Faire bouger les lignes
Le 27 juin 2019, Pondaag était de nouveau aux côtés de son avocate Liesbeth Zegveld devant le juge à La Haye. L’État néerlandais avait fait appel de la décision judiciaire dans l’affaire concernant un Indonésien, monsieur Yaseman, décédé depuis, qui avait été torturé dans une prison de l’est de Java par des militaires néerlandais. Il avait eu gain de cause en première instance et obtenu de la justice une allocation de cinq mille euros.
Deux enfants des victimes des exécutions dans le sud de Sulawesi (Célèbes) par des militaires néerlandais étaient présents au tribunal. Eux aussi réclamaient justice. L’audience a eu lieu le jour de l’inauguration par le roi Willem-Alexander du Museum Sophiahof à La Haye, un musée consacré à la mémoire des Indes néerlandaises depuis la Seconde Guerre mondiale. À l’extérieur, des ayants droit de militaires de l’armée des Indes qui essaient depuis des dizaines d’années de recevoir le versement de la solde de leurs époux ou de leurs pères durant l’occupation japonaise, avaient organisé une manifestation. La communauté indo-néerlandaise ne se sent pas écoutée, et à l’audience l’un des principaux moyens de défense de l’État néerlandais a été la réfutation des témoignages indonésiens. Nous retrouvons ce refus persistant de l’écoute, malgré la connaissance des sévices infligés à Yaseman comme à des dizaines de milliers d’autres personnes, de sorte que rien n’a beaucoup changé et que la façade propre et respectable de Kousbroek demeure douloureusement tangible.
Le 17 août 2020, soixante-dix ans après la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie par Sukarno et Mohammed Hatta, il est temps pour les Pays-Bas de reconnaître enfin avec bienveillance cette date et cette histoire si importantes pour l’Indonésie.
Mais l’héritage du passé colonial ne peut être seulement soldé par des excuses gouvernementales. Il faut offrir un espace permanent aux voix diverses et aux questions critiques concernant la respectabilité de l’ordre établi afin de faire bouger les lignes de l’héritage colonial vers le pluralisme dans l’historiographie et la mémoire nationale.